Jusqu’en 66, d’ailleurs, la musique de Bob Marley reposait encore pour une très large part sur cette glorification du style de vie urbain des voyous jamaïcains. De Rude boy à Steppin’ razor, l’hymne des caïds de Kingston chanté par Peter Tosh, en passant par Rule them ruddy ou I’m the toughest (aussi chanté par Peter, et repris par une foultitude d’artistes, dont Johnny Clarke et I-Roy), le jeune Marley assumait le style ‘rocker’ pour épater la galerie. Il faut attendre sa rencontre avec Mortimo Planno, figure tutélaire du mouvement rasta à Kingston, pour que Bob se laisse pousser les dreads et laisse tomber les bracelets cloutés. Peu après, Vernon Carrington – "Gad the prophet" pour les Rastas et fondateur de l’Eglise des 12 tribus d’Israël – poursuivit l’éducation spirituelle de Bob Marley, bien que la star se défendra plus tard d’avoir eu besoin de quiconque pour trouver sa voie (c’est bien naturel) :
"You have to look inside yourself to see rasta. Every Black is a rasta, dem only have to look inside themselves. No one had to tell me. Jah told me himself. I and I look inside I self and I saw Jah Rastafari".
Gad révéla donc à Bob le secret des 12 tribus d’Israël, selon lequel chaque personne appartient à une de ces tribus en fonction de son mois de naissance. Pour Bob, c’est clair, il est né en février, donc il appartient à la tribu de Joseph. D’ailleurs, dans Redemption song, Bob se présente comme la réincarnation de Joseph, fils de Jacob : "but my hand was strenghtened by the hand of the almighty".
A la fin des années 60, les Wailers devinrent le premier groupe jamaïcain populaire à faire de la philosophie et des rythmes rastas le fondement de leur musique. Les Wailers avaient accompli un chemin musical et spirituel d’envergure, donnant naissance à un mouvement culturel original et infléchissant l'évolution du reggae comme aucun autre artiste. Depuis un titre comme Simmer down, (1964, morceau écrit par Bob Marley et enregistré au Studio One) où le jeune Bob Marley s’époumone sur un beat très ska avec un chorus reprenant le refrain, le groupe a imprimé une marque indélébile à cette musique.
"I and I are of the house of David. Our home is Timbuktu, Ethiopia, Africa, where we enjoyed a rich civilization long before the coming of the Europeans. Marcus Garvey said that a people without knowledge of their past is like a tree without roots".
Bientôt, la plupart des stars du reggae devinrent rastas et, en retour, le reggae devint le principal vecteur d’expression de la culture rasta et de ses revendications. Des chanteurs comme Marley devinrent plus que des amuseurs. Ils étaient des révolutionnaires (revolutionnary workers) et des représentants des pauvres de Kingston, chez qui leur message arrivait par la radio, comme dans tous les foyers de l’île.
"Them belly full but we hungry/ A hungry mob is an angry mob/ A rain a fall but the dirt is tough/ A pot a cook but the food no’ nough".
Par ces mots simples chantés avec une voix squelettique, Marley diffusa au sein du peuple jamaïcain des éléments de conscience politique. Il s’en prit au système raciste (skinocratic system) de la Jamaïque, qui plaçait les blancs en haut de l’échelle sociale, les mulâtres au milieu et les noirs en bas. Dans Crazy baldhead, il chante :
"Didn’t my people before me/ Slave for this country/ Now you look me with a scorn/ Then you eat up all my corn".
En 1967, Marley cessa d’enregistrer, quitta Kingston et retourna dans son village natal de St. Ann mountain. Dans ces collines, il conclut son engagement envers Jah Rastafari, donnant une inclinaison définitive à sa vie, à sa musique et au mouvement rasta lui-même. Pendant un an, Bob adopta le style de vie rasta. Lorsqu’il revint à Kingston à la fin de 68, il s’engagea dans le combat musical grâce auquel il demeure célèbre. Ironie du sort, Marley s’était isolé au moment où le monde changeait, où la jeunesse exprimait son ras-le-bol et son désir de nouveauté, comme si cet isolement avait été nécessaire, au milieu de la fureur, pour venir proposer aux masses occidentales une nouvelle spiritualité.
Les premières chansons à connotation religieuse de Bob Marley parurent en 1968. Il s’agit de Selassie I is the temple, Duppy conqueror, Small axe et Trench town rock.